Le défi des comptes
Chaque matin, me confronter à la réalité.
J’ai longtemps réussi à éviter de faire mes comptes. Je me contentais de surveiller le solde sur l’appli de ma banque. Ce n’était pas de tout repos : j’étais régulièrement à découvert et n’avais aucune visibilité sur mes finances. L’argent était une source de stress, mais j’étais salariée, je gagnais correctement ma vie, je m’en tirais sans trop de dommages. J’étais l’incarnation de la tendance « montagne russe » de Christian Junod, le célèbre expert de la relation à l’argent : j’essayais d’être raisonnable, jusqu’au moment où, incapable de résister à la tentation, je claquais tout ce que j’avais. Comme avec la nourriture, j’alternais les périodes de diète et d’orgie. Et de même que je ne montais jamais sur la balance, je ne consultais pas mes relevés bancaires. Regarder la situation en face, cela aurait signifié faire comme mon père, que toute mon adolescence j’avais vu tenir la comptabilité familiale et conclure que l’on dépensait trop. Non merci, plutôt faire l’autruche.
Vivre à deux n’a pas changé grand-chose : Mark est encore plus piètre gestionnaire que moi. Nous avons gardé nos comptes séparés, ouvert un compte commun, convenu de faire moitié-moitié pour couvrir les charges communes. Nos rares disputes portaient sur notre budget : j’aurais voulu qu’il s’empare du dossier, sa peur des chiffres l’en empêchait. Je m’y collais en me pinçant le nez, ce qui accentuait mon sentiment d’insécurité et me rendait encore plus agressive.
En 2020, je suis devenue indépendante. Cela a corsé l’affaire, mais je me suis trouvé une super comptable, sur qui je me suis beaucoup reposée. Il m’a fallu des années pour comprendre qu’elle n’était là que pour enregistrer, pas pour gérer. Et que donc, personne ne gérait.
En 2021, nous avons quitté la région parisienne pour nous installer à Montélimar. La vente de notre appartement, l’achat de notre maison, les emprunts, les travaux m’ont mise au pied du mur : notre situation financière était devenue trop complexe, je n’avais plus d’autre choix que de réagir. Héloïse Bolle, d’Oseille et Compagnie, m’a aidée à poser un cadre. Côté famille, on a ouvert un premier compte commun pour les dépenses fixes (factures d’eau et d’électricité, remboursement d’emprunt, cantine...), un deuxième pour les dépenses quotidiennes (nourriture, voiture…), un troisième pour les dépenses relatives à la maison (travaux, déco) et aux vacances. Chaque mois, nous alimentons ces comptes à 50/50, suivant un budget fixé par moi, validé par Mark. Côté perso, pour faire simple, disons que j’ai un compte courant sur lequel je dépose mon « argent de poche » du mois et un compte d’épargne. Mark gère ses propres finances.
Ce cadre nous a convenu pendant deux ans. Côté famille, chaque mois, les versements se faisaient automatiquement. J’avais une vue d’ensemble, mais au quotidien je ne surveillais rien et ne savais pas comment gérer les dépenses imprévues. Côté pro, je naviguais à vue, de plus en plus angoissée par mon absence de visibilité.
Début 2023, je me suis enfin décidée à changer d’approche. Je remettais beaucoup de choses à plat dans ma stratégie professionnelle. J’ai repris une séance avec Héloïse. Elle m’a aidée à comprendre ce qui se jouait. J’aurais aimé pouvoir déléguer la gestion de mon argent à mon mari ou à ma comptable, être prise en charge comme une enfant, mais ça ne marchait pas comme ça. Si je voulais gagner en sérénité, c’était à moi de tenir le gouvernail… et de naviguer à ma manière.
Une amie m’a suggéré d’aborder la gestion de mes finances sous l’angle du développement personnel. Ça a achevé de me décoincer. Je me suis mise à faire mes comptes chaque matin, un quart d’heure entre l’écriture de mon journal et mon run quotidien. J’ai tout sur Excel, je n’aime pas les applis. J’accorde beaucoup d’importance aux couleurs, à l’apparence de mes tableurs. Dans mes rêves, je les voudrais aussi beaux, aussi simples que des tableaux de Mondrian. J’ai un doc pour la compta pro, un autre pour la compta perso et famille. Un onglet par compte. En 15 minutes, j’entre les opérations de la veille (factures, tickets de carte bleue) et je fais la tournée de mes applis bancaires.
Ça a l’air simple dit comme ça, mais j’ai mis des mois à trouver mon système. Je suis partie de moi, et j’ai adopté la politique des petits pas. Dans le livre Avoir le courage de ne pas être aimé, un passage m’a beaucoup parlé : « Pourquoi se précipiter pour obtenir des réponses ? Tu devrais parvenir aux réponses par toi-même, et ne pas compter sur ce que quelqu’un d’autre peut te procurer. Les réponses venant des autres ne sont rien de plus que des solutions de dépannage. » Pour m’approprier mon budget, j’ai besoin de me forger mes propres outils et d’aller à mon rythme. Au bout de 15 minutes, quoi qu’il arrive, je pars courir. Je me fais l’effet d’une arachnophobe : on ne brusque pas quelqu’un en proie à une phobie, cela ne ferait que le braquer. Mon exposition est progressive.
Ma lenteur, mes erreurs, mes oublis me font rire ou pleurer selon les jours. Un jour, j’ai demandé à mon conseiller CIC de m’expliquer un prélèvement de 42€. Il m’a répondu qu’il s’agissait de mes frais bancaires. Je les payais tous les mois depuis trois ans, sans le savoir. Mon inconscient résiste. Je note des références de livres sur la gestion financière, mais je n’en lis aucun. Je mets de côté des épisodes de podcasts (Richissime, Thune, Les Pépettes). Je commence à en écouter un, mais un mot, une réflexion me font me refermer comme une huitre. Je les trouve trop condescendants, trop négatifs, trop idéologiques, trop techniques (rayer la mention inutile). Ou bien ça ne m’intéresse pas. Je ne veux pas savoir, laissez-moi tranquille.
Mais le lendemain matin, je retourne à mes tableaux Excel. Ces jours-ci, je sens que j’arrive à mi-parcours. Grâce à mon travail de fourmi, j’aurai bientôt une photographie sur plusieurs mois de toutes mes entrées et sorties, enregistrées en temps réel. Il y a de moins en moins de trous dans ma raquette. Je visualise enfin l’ensemble des charges de mon entreprise, le chiffre d’affaires de mes différentes activités. Je vais pouvoir aborder mon défi suivant : faire des prévisions.
À ce stade, deux blocages demeurent. Le premier est d’ordre professionnel. Je redoute que l’analyse chiffrée de mes activités m’amène à penser que je fais fausse route. Je n’ai pas encore atteint mon seuil de rentabilité. L’atteindrai-je bientôt ? Je devrais évidemment me fixer des objectifs. Mais là encore, c’est courir le risque de ne pas les atteindre. Quand l’anxiété monte, je me raisonne : l’important est de savoir où j’en suis pour procéder aux ajustements nécessaires, j’ai suffisamment de ressources pour pouvoir le faire. Le développement de mes activités prendra le temps qu’il faut.
Le second blocage est personnel : faire les comptes du foyer sérieusement, c’est admettre que nos moyens sont plus limités que ce que l’on croyait. C’est devoir faire des choix. C’est se confronter à la réalité. C’est devenir adulte. J’y suis presque.