Madame Pouzieux, mon accompagnatrice secrète

Madame Pouzieux filmée par Loïc Prigent dans le documentaire Signé Chanel.

Je pense presque tous les jours à la mythique passementière de Chanel.

Il semblerait qu’une proportion non négligeable de mecs pensent constamment à l’Empire romain. L’info, devenue virale sur TikTok en septembre, a même fait l’objet d’un article dans le New York Times.

Moi, au quotidien, c’est Madame Pouzieux que j’ai en tête. Comme beaucoup de monde, je l’ai découverte en 2005, dans la série documentaire Signé Chanel. Loïc Prigent y filmait la préparation d’une collection haute couture. Karl Lagerfeld occupait bien sûr une place de choix dans son récit, mais, au fil des épisodes, Raymonde Pouzieux lui volait presque la vedette. Passementière historique de la maison – elle était entrée au service de Gabrielle Chanel en 1947 –, elle concevait encore, à 75 ans, les galons des fameux tailleurs de la griffe, selon des procédés de fabrication connus d’elle seule. Par ailleurs passionnée de chevaux, elle vivait à la campagne, dans un haras près de Montargis. À un moment du docu, on la voit en train de ramasser des meules de foin : « Demain il pleut, alors je dois rentrer la paille pour mes chevaux. Chanel attendra », lançait-elle. Ce sens des priorités, associé à un savoir-faire inégalé, avait marqué les esprits.

Madame Pouzieux a beau s’être éteinte en 2010, son fort caractère et son processus créatif continuent de m’inspirer.

Souvent, lorsque je m’attarde sur la rédaction d’un article ou la préparation d’un atelier, la petite voix de mon mental se met en marche : « Tu perds ton temps ! Dépêche-toi ! Untel irait plus vite et serait bien plus efficace que toi. » Je doute beaucoup de mes méthodes de travail. Je me trouve lente, pas assez productive. Je peux passer une journée à chercher sans succès des infos, je peux m’acharner des heures sur un paragraphe pour finalement l’effacer. J’interviewe souvent trop de personnes pour une enquête, ce qui me pose des soucis quand je dois ensuite expliquer à certaines que je ne les citerais pas. La veille d’un atelier, alors que je n’ai pas encore terminé d’écrire mon cours, je passe un temps infini à répondre aux personnes qui me posent des questions, puis à constituer le groupe WhatsApp reliant les inscrites. Ces tâches sont évidemment nécessaires, mais je me dis que d’autres – des amis plus doués, de meilleurs journalistes, des entrepreneurs à succès – s’y prendraient mieux, optimiseraient davantage leurs journées, rationnaliseraient leur temps. J’ai honte de me perdre dans mes pensées, d’hésiter, de bloquer, de me tromper.  

Heureusement, dans ces moments-là, il y a Madame Pouzieux. Je me dis qu’elle ne se comparait pas, elle. Qu’elle était trop occupée à chercher, tout court. Qu’elle prenait le temps dont elle avait besoin pour expérimenter, changer, recommencer. Tisser le galon nécessaire pour un tailleur lui prenait 50 heures. Beaucoup jugeraient cela ridicule. Les amoureux de l’artisanat savent que c’est là le temps nécessaire pour arriver à quelque chose de beau et de singulier.

Je ne fais pas de la haute couture, mais mon travail est cousu main. Je n’en tire aucune fierté : je suis incapable de faire autrement. Dans un monde qui valorise la vitesse, la rentabilité, l’efficacité, je navigue à contre-courant. J’aime faire à ma manière. Prendre mon temps, tenter des trucs, emprunter des chemins de traverse. Quitte à faire passer l’équation économique au second plan.

Madame Pouzieux me touche pour d’autres raisons. J’aime son mode de vie : dans sa ferme au milieu de la nature, elle est à la fois isolée et connectée au monde. Sous l’œil de Loïc Prigent, on perçoit sa solitude mais on voit aussi le ballet des coursiers, signe de la pression des ateliers parisiens – en périodes de collection, elle dormait deux heures par nuit pour répondre à leurs exigences. Elle me rappelle qu’en dépit des apparences, personne n’est jamais complètement libre. On compose tous avec des contraintes, des clients, des deadlines.

J’aime aussi qu’elle soit un maillon de la chaîne. Un maillon essentiel, mais un maillon dans un grand tout collectif. Son galon, en lui-même, n’avait qu’une valeur relative. J’aime l’idée de participer à quelque chose de plus grand que moi. Être au service du magazine Marie Claire. Procurer de l’énergie à certaines d’entre vous. Contribuer, par une phrase ou une confidence, à nourrir votre réflexion, votre motivation, votre activité. C’est ma façon de me sentir utile et reliée au monde.

J’étais curieuse de savoir comment Chanel faisait, pour ses galons, depuis que Madame Pouzieux n’était plus là. J’ai posé la question par mail à Loïc Prigent. Il m’a très gentiment répondu : « J’adore ne pas être le seul à avoir cette lubie passion pour Raymonde Pouzieux. J’ai filmé ma surprise de voir les métiers de Madame Pouzieux à nouveau à l’œuvre chez Chanel au dernier étage du 31 Cambon. Elle avait vendu son savoir-faire et donc ses métiers à Chanel qui a mis des annnnnnnnnnées avant de maîtriser les métiers. Et aujourd’hui, ce sont des jeunes femmes qui activent les métiers. Il y a aussi un homme mais qui n’était pas là quand j’ai filmé. C’est lui qui a cherché pendant des années. Voici le lien de la vidéo, filmée au printemps 2020, alors qu’on sortait à peine du premier confinement. »

À la 26e minute, on voit Anaïs et Mireille, jeunes couturières brodeuses, manipuler sous les toits du 31 rue Cambon les métiers à tisser de Madame Pouzieux. À l’ère de Shein et de l’intelligence artificielle, cette vision me fait un bien fou.

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